C'est à la Baule que j'entendis parler, pour la première fois, des "Croisés de Meiningen". Je m'apprêtais à photographier une cousine lorsqu'un homme, qui semblait rêvasser devant sa tente, m'adressa la parole.
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Voilà comment on tue sa meilleure amie, dit-il.
Je considérais le personnage. Soixante ans environ, le visage osseux, les yeux clairs sous un grand panama, il ressemblait un peu à Seznec. Un Seznec doux et souriant. Je m'approchai de lui :
- Pourquoi dites-vous cela ?
Il hocha la tête.
- Ne savez-vous pas que nous devons effacer nos propres traces ?Ce genre de propos me séduit toujours. Je m'assis dans le sable à côté de lui et nous bavardâmes. Je sus rapidement qu'il appartenait à une secte dont le principal but était de lutter contre la réprésentation humaine.
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Le culte des images est en train de perdre le monde, me dit-il.
Si les gens avaient conscience du danger qu'ils courent lorsqu'on les photographie, ils auraient aussi peur d'un Kodak que d'un revolver. Quand le regard de l'homme s'arrête aux apparences, la civilisation est en péril...- Sans doute avez-vous raison, dis-je ; mais votre comparaison entre un appareil photographique et une arme à feu me paraît un peu excessive.
Il me sourit et je lus de la bonté dans ses yeux.
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Cette comparaison est fort juste au contraire, Monsieur, me dit-il doucement.
La photographie est certainement l'invention la plus diabolique des temps modernes. L'expression populaire "prendre en photo" est beaucoup plus juste que vous ne l'imaginez. Car on vous "prend" réellement
une partie de vous-même... Vous n'ignorez pas que notre corps est entouré d'une "aura" dont l'étendue et la densité, pour employer un terme emprunté au vocabulaire matérialiste, ont une importance capitale. Or, chaque photographie entame l'aura. Une partie de cette enveloppe protectrice dont le rôle est essentiel pour notre équilibre psychique nous est retirée et demeure attachée à chacun des portraits que l'on fait de nous.On a pu dire que la langue française était une langue cabalistique parce que certains mots avaient des prolongements vertigineux ou contenaient un second sens ésotérique. C'est vrai, et je vais vous en donner un exemple. Lorsque vous dites calmement : "Cette photographie me représente", pensez-vous au sens exact du mot ? Non ! Vous oubliez que "représenter" signifie "rendre présent" ; or, si cette photographie vous "rend présent" c'est qu'elle contient véritablement une parcelle de votre présence...Il y a donc un peu de vous, un peu de votre être éparpillé stupidement et dangereusement dans des albums, dans des cadres, des portefeuilles, des sacs de dame, dans des journaux peut-être ou des films de cinéma... Et c'est tant pis pour votre santé, pour votre intellect et pour votre âme !...Depuis un moment, une question me démangeait :
- Avez-vous une photo sur votre carte d'identité ?
Le vieillard baissa le tête :
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Hélas ! Vous abordez là un problème douloureux... Oui, bien sûr, j'en ai une, puisque c'est obligatoire, mais je me suis en état de défense pour réduire le danger...Comme je lui demandais en quoi consistait ce moyen de défense, il ouvrit son portefeuille, en tira son permis de conduire et me désigna la photo qui s'y trouvait collée.
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Regardez !J'eus du mal à le reconnaître. Sur ce portrait d'identité, il avait un air méchant, une bouche crispée, un regard dur qui contrastaient étrangement avec sa bienveillance naturelle. Devant mon étonnement, il voulut bien m'expliquer :
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Il existe un autre danger. Et c'est contre celui-là que j'ai voulu me prémunir. Lorsque vous posez, vous n'éprouvez généralement aucune méfiance spéciale à l'égard de l'opérateur qui vous dit : souriez !". Au contraire. Car il s'agit le plus souvent d'un ami. Vous vous détendez donc, vous vous "ouvrez" et vous laissez échapper une énergie que vous retiendriez normalement devant des gens antipathiques. Ce faisant, vous devenez vulnérable et c'est dans cet état que l'on vous "prend". Or, cette photographie qui vous contient réellement, dans quelles mains ira-t-elle ? Nul ne le sait ! Et demain, ou dans cinquante ans, vos ennemis les plus féroces possèderont peut-être, avec un bout de carton sur lequel vous souriez, une partie de votre âme rendue disponible...Mon Leica commençait à me brûler les doigts. Je le déposai dans un sac de plage. Le vieillard surprit mon geste et sourit :
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Il y a pire encore. Vous avez, bien sûr, entendu parler des envoûtements... Ils se sont faits pendant des siècles au moyen d'une figurine de cire qui contenait soit des ongles, soit des cheveux de la personne à qui on voulait du mal. Aujourd'hui, tous les gens qui s'occupent de magie vous diront qu'une simple photographie suffit. C'est donc la preuve qu'elle contient bien une partie de la personne qui a posé...Les hommes sont des apprentis sorciers qui sont en train de s'entre-tuer, sans le savoir, à coups de Leica, de Kodak et de Rolleiflex... C'est pour empêcher ce véritable suicide de l'humanité que notre groupe a été créé en 1920, à Meiningen, par un mage allemand, Helmutt Fischer. Depuis longtemps, cet homme était en relation avec des Esprits supérieurs qui lui demandaient de dénoncer les dangers de la photographie : "Pars en croisade !" lui soufflaient-ils. "Va détruire cette invention du diable. Va protéger les hommes contre eux-mêmes. Va sauver les âmes qui s'émiettent... La photographie risque de déséquilibrer tes frères et de les rendre fous. Fonde un groupe de purs et sauve le monde !"Il soupira :
- Helmutt Fischer commença par détruire toutes les photos qu'il possédait de lui-même. Immédiatement, il se sentit à la fois plus léger, plus fort, plus heureux de vivre et plus intelligent. Il fonda alors le groupe des "Croisés de Meiningen" avec sa femme et quelques amis qu'il avait convertis. Au début du nazisme, il dut s'installer en France. Il y est mort en 1939, à la veille de la guerre, mais la croisade continue...- Votre activité consiste donc à dénoncer la nocivité de la photographie et à empêcher les gens de se laisser "prendre" !
- N
on ! Nous faisons plus... Nous "reconstituons" les hommes qui se sont laissé entamer...- Par quel moyen ?
Le vieillard posa sa main sur mon avant-bras :
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Si notre oeuvre vous intéresse, Monsieur, venez, à la rentrée, assister à une de nos réunions. Peut-être recevrez-vous la lumière qui fait voir l'envers des choses...Je me promis d'aller voir cela...
En octobre, je pris rendez-vous avec mon iconoclaste qui me conduisit, un soir, dans un hôtel particulier situé non loin du Trocadéro. Nous pénétrâmes dans un salon. Une trentaine de personnes s'y trouvaient déjà, assises en tailleur sur le tapis. Devant la cheminée où brûlait un grand feu de bois, je remarquai une énorme pile de magazines et une corbeille contenant des photographies de tous formats.
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Tout cela sera brûlé tout à l'heure, me dit mon compagnon.
Nous nous assîmes à notre tour.
Un homme de cinquante ans environ, assez corpulent et coiffé d'un bonnet astrakan, entra dans la pièce et s'accouda à la cheminée. C'était l'actuel maître des "Croisés de Meiningen", le successeur d'Helmutt Fischer...
D'un ton doucereux, il nous brossa un tableau assez noir de la situation.
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Mes amis, le danger devient chaque jour plus menaçant. Jamais, malgré notre campagne, on n'a pris autant de photographies. Or, jamais, ce que l'on appelle l'élite n'a été aussi désaxée, jamais nos hommes politiques n'ont été aussi délirants, jamais nos comédiens ne se sont montrés aussi déséquilibrés... Victimes de leur popularité, ces gens sont "mitraillés" - jamais le mot ne fut plus juste - par les reporters de la presse, et nous les voyons sombrer dans des dépressions nerveuses, dans tous les excès de la "dolce vita" et dans un gâtisme précoce qui nous vaut des discours et des actes insensés.La voix du maître trembla :
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Le moment est grave ! Songez que la plupart de ces malheureux ont des responsabilités écrasantes et occupent des postes clés. Certains nous gouvernent, d'autres ont une extrême influence sur la jeunesse... Il y va donc de l'avenir de notre pays, de notre race et de l'humanité entière... Aussi, je vous en supplie ! Apportez-moi le plus possible de photographies d'hommes célèbres, d'artistes, de grands écrivains, de chefs d'Etat, afin que nous les détruisions !... Grâce à nous, ces inconscients retrouveront un peu de leur être, un peu de leur raison, un peu de leur intelligence perdue...- Le maître sourit :
- A côté de ces hommes particulièrement atteints, il en est d'autres, plus obscurs peut-être, mais plus chers à notre coeur : des parents, des amis que nous voulons aider à recouvrer leur intégrité. Apportez-nous aussi leurs photographies, nous les brûlerons ensemble avec la joie d'accomplir une action vraiment charitable !Ayant ainsi parlé, il s'assit et une jeune femme passa dans les rangs avec un grand plateau d'argent. Tous les Croisés y déposèrent religieusement des paquets de photos. J'y glissai une des miennes, à tout hasard.
Quand cette étrange quête fut terminée, la jeune iconoclaste alla vider le contenu de son plateau dans la corbeille déjà à demi pleine qui se trouvait près de la cheminée. Puis, devant l'assistance recueillie, elle se mit à déchirer les magazines et à les jeter dans le feu.
- Ce soir, grâce à nous, des hommes retrouveront ce qui commençait sérieusement à leur manquer, dit le maître en souriant.
Vint le tour des photos. La jeune femme vida le contenu de la corbeille dans l'âtre. Tout brûla lentement, au milieu de flammes vertes.
Et, ce soir-là, M. Michel Debré, Zappy Max, Brigitte Bardot, Jean-Paul Sartre, Zavatta, le président Khrouchtchev, Johnny Hallyday, la môme Moineau, le Père Duval, la princesse Margaret et votre serviteur (entre autres), récupérèrent un peu d'eux-mêmes...
Guy BretonLes Nuits Secrètes de ParisEditions de Saint-ClairNeuilly-sur-Seine, 1963